Une bonne motivation d’une condamnation pénale est indispensable et la chambre criminelle de la Cour de cassation se montre sur ce point particulièrement vigilante, censurant de nombreux arrêts non conformes à cet impératif. La présente affaire est singulièrement révélatrice à cet égard puisqu’une même cour d’appel aura connu dans un intervalle de près de quatre ans les déboires de la cassation pour deux de ses arrêts rendus dans une hypothèse inédite d’abus de biens sociaux potentiel.
Exigence classique de la caractérisation des éléments constitutifs de l’ABS (première cassation)
Le gérant d’une société de transports avait été poursuivi notamment pour deux abus de biens sociaux. D’une part, il lui était reproché d’avoir vendu à très vil prix huit bus de la société à une autre société dont il était également gérant ; d’autre part, il lui était fait grief d’avoir résilié unilatéralement deux baux de la société portant sur des locaux commerciaux. Ces faits devaient conduire une cour d’appel à condamner l’intéressé pour abus de biens sociaux. Dans un premier arrêt (Cass. crim., 27 juin 2018, n° 17-82.048), la chambre criminelle de la Cour de cassation, si elle approuve les juges du fond pour l’abus de biens sociaux relatif à la vente des bus, censure leur décision quant aux baux commerciaux au visa de l’article 593 du code de procédure pénale imposant une motivation suffisante pour toute condamnation. Les juges d’appel avaient relevé que le gérant avait résilié les baux dont la société était titulaire après les avoir falsifiés sans respecter les règles applicables, détournant ainsi deux éléments d’actifs importants que la société aurait pu céder pour se renflouer. Pour la chambre criminelle, en se déterminant ainsi sans caractériser précisément la contrariété de la résiliation à l’intérêt social, ni la mauvaise foi du prévenu et l’intérêt personnel qu’il aurait eu à résilier ces baux, ni celui de sociétés ou d’entreprises dans lesquelles il serait intéressé, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision.
Cette cassation disciplinaire est assurément justifiée, du moins pour partie : si les juges du fond avaient certes sommairement établi le caractère contraire à l’intérêt social de la résiliation des baux en visant l’appauvrissement de la société en résultant, s’ils avaient tout de même peu ou prou fait allusion à la mauvaise foi (dol général) du prévenu en relevant une falsification et un non-respect des règles pour la résiliation, ils n’avaient certainement pas caractérisé l’intérêt personnel (dol spécial) du gérant dans l’opération litigieuse. La cour de renvoi - soit en l’occurrence la même cour d’appel autrement composée - devait donc tout particulièrement établir le dol spécial du délit et aussi mieux faire apparaître son élément matériel et le dol général.
Exigence de la caractérisation d’un risque anormal pour la société (seconde cassation)
L’abus de biens sociaux est une nouvelle fois retenu, les seconds juges d’appel énonçant que le prévenu a mis fin unilatéralement aux baux conclus avec la société, laquelle avait réglé les factures de construction et d’infrastructure du siège social et d’un site d’activité, alors qu’elle disposait des deux sites dans le cadre de baux commerciaux conclus avec le prévenu en son nom personnel et que ces frais auraient dû être à la charge du propriétaire. Les juges relèvent qu’après la rupture des baux et la perte des installations au préjudice de la société, le prévenu a repris un des terrains et y a transféré le siège d’une société qu’il a nouvellement créée. A nouveau tombe le couperet de l’article 593 du code de procédure pénale. En se déterminant ainsi, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision. Dans son arrêt du 8 février 2022, la chambre criminelle énonce en effet que les juges n’ont pas recherché si la résiliation des baux a fait courir à la société un risque anormal, distinct du risque inhérent à son activité habituelle. La cassation est à nouveau prononcée et l’affaire renvoyée à une autre cour d’appel qui, si elle veut retenir le délit, aura bien du mal à concrétiser la distinction opérée par la chambre criminelle qui paraît s’adonner à la ratiocination.
Pour la Haute juridiction, la résiliation unilatérale par le gérant des baux commerciaux conclus avec sa société ne pourrait constituer un abus de biens sociaux qu’à la condition d’exposer la société à un risque anormal. L’abus de biens sociaux devient difficilement concevable en l’occurrence puisqu’une résiliation unilatérale de tels baux dans le contexte décrit par la décision censurée relève de prime abord d’un risque inhérent à l’activité habituelle de la société. Or, plutôt que de s’aventurer dans la voie hasardeuse de l’acte exposant la société à un risque anormal, il eût été beaucoup plus simple et rationnel de recourir au concept d’acte contraire directement – et non pas potentiellement – à l’intérêt social. La démonstration à cet égard des juges du fond paraît pertinente. Voici un gérant qui loue à sa société des terrains sur lesquels elle finance des constructions, notamment pour son siège social, alors qu’il incombe au bailleur de supporter de telles dépenses. Et ce bailleur résilie unilatéralement ces baux commerciaux, récupérant ainsi avant terme les terrains et les constructions, et y installe une nouvelle société qu’il a créée, privant la première société, en grande difficulté financière, de ses sites et de baux parties intégrantes de son actif. La résiliation dans de telles circonstances caractérise un usage de biens sociaux contraire à l’intérêt de la société par son dirigeant agissant à des fins personnelles. Il est curieux que cette analyse ait été considérée par la chambre criminelle comme insuffisante pour justifier la condamnation du gérant pour abus de biens sociaux. L’article 593 du code de procédure pénale est une arme à double tranchant. S’il permet une juste censure de décisions insuffisamment motivées, il permet aussi à la Cour de cassation de faire litière du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond en imposant sa propre analyse des faits, se transformant ainsi peu ou prou en troisième degré de juridiction, ce qui n’est pas son rôle.